Les NFT – que beaucoup ont déjà rangé dans le placard des vieilleries juridiques aux côtés des impressions 3D - n’ont pas encore fait pschitt.
Certains prédisent que les NFT connaitront dans un avenir proche un rebond inattendu (avec un plus grand volume de transactions) et force est de constater que des questions juridiques continuent de se poser !
Le jugement du Tribunal de commerce de Barcelone rendu le 11 janvier 2024 en est un bel exemple.
À l'occasion de l'ouverture d'une boutique Mango sur la Cinquième Avenue à New York la célèbre marque de mode Espagnole avait imaginé d’exposer cinq œuvres d’artistes catalans célèbres (tels que Miro) dont elle avait acquis les supports et cinq œuvres numériques commandées à des crypto artistes qui s’en inspiraient.
Outre l’exposition dans la boutique physique new yorkaise, ces œuvres étaient présentées de manière simultanée dans le métavers Decentraland et sur la plateforme Opensea (pendant 37 jours). Cet évènement était relayé sur de nombreux réseaux sociaux.
L’organisme de gestion collective Espagnole VEGAP - que l’on peut comparer en France à notre ADAGP qui gère les droits des auteurs graphiques est plastiques – assigne Mango devant le Tribunal de commerce de Barcelone après avoir demandé au juge d’ordonner certaines mesures provisoires. Elle reproche à Mango d’avoir tokénisé et présenté au public sans autorisation les 5 œuvres des artistes catalans, ce qui aurait porté atteinte aux droits moraux et patrimoniaux des auteurs.
Le juge Espagnol soulignait de prime abord que les œuvres n’avaient pas été « enregistrées dans la blockchain » (lazy minting : l’enregistrement n’intervient qu’après l’acte d’achat) et n’avaient pas été cédées, de sorte que le débat était limité à leur présentation au public.
Les magistrats devaient donc décider si l’utilisation des œuvres par Mango était légitime et ne nécessitait pas d’autorisation ou si elle avait violé les droits de propriété intellectuelle des auteurs des peintures originales en les transformant et en les exposant publiquement et conclut que ce conflit doit être résolu en donnant la préférence au propriétaire du support originale des œuvres.
Il faut bien l’admettre, une telle solution est déroutante pour un praticien de droit d’auteur continental, même si elle semble s’expliquer au regard du droit d’auteur Espagnol.
Il n’est pas possible de discuter de tous les points abordés dans la décision1.
Soulignons simplement à ce stade que le juge espagnol a considéré que le droit de divulgation des auteurs avait été « épuisé » par la première exposition au public de ces œuvres entre 1970 et 1991 (dans le monde physique), de telle sorte qu’il ne pouvait s’opposer à la divulgation de ces œuvres par Mango. La position est très surprenante. Le droit de divulgation est un droit moral et l’on a peine à comprendre pourquoi le juge discute d’une telle prérogative exercée par un organisme de gestion collective.
Le Tribunal a ensuite estimé que la communication des œuvres sur les trois lieux représentait certes un acte de communication à de nouveaux publics (au demeurant sans atteinte à la réputation des auteurs2), mais que le droit d’exposition dont bénéficiait le propriétaire du support matériel l’autorisait à réaliser cette communication publique.
Cette position serait intenable en droit d’auteur français, mais semble s’expliquer en droit espagnol, par le fait que l’article 56-2 de la loi du 12 avril 1996 reconnait au propriétaire des supports d’œuvres artistiques le droit d’exposition publique à moins que le contrat d’achat ne dispose le contraire. Une solution (que le droit d’auteur français a abandonné en 1910, art. L.111-3 CPI) qui pourrait être examinée à la lumière du droit de l’Union.
Le Tribunal a enfin envisagé la question de l’autorisation des ayants droit pour la transformation des œuvres sous forme de NFT. Curieusement le droit de reproduction n’est pas abordé mais plutôt le droit d’adaptation. Mais surtout cette prérogative est justifiée par une sorte de fair use dont nous ignorions toute l’existence. Depuis un arrêt de la Cour suprême de 2012, les juges espagnols (est-ce une jurisprudence bien établie ?) se réfèrent à une doctrine dite de « Uso Inocuo » (que l’on peut traduire par usage non préjudiciable) qui mixte le fair use américain (article 107 du Copyright Act) et le triple test de la Convention de Berne afin de se prononcer sur certaines utilisations non autorisées. Le cocktail est assez détonant puisqu’il conduit le Tribunal de commerce de Barcelone à juger que Mango a fait un usage légitime et loyal des cinq œuvres d’art… et que c’est une « motivation sentimentale (et non économique) » qui l’avait conduite à créer les cinq œuvres d’art numériques. Mango ne procède pas à une utilisation commerciale des œuvres, ces dernières ont été respectées dans leur esprit et bien attribuées à leurs auteurs, peu importe que les créations aient été reproduites dans leur intégralité (il y aurait des précédents en ce sens dans le fair use, ce qui est ici vrai), enfin l’exposition digitale de ces tableaux n’a pas porté atteinte à leur valeur économique et aurait bien au contraire valorisé les œuvres de ces auteurs en leur donnant une plus grande diffusion…
Encore une fois le spécialiste de propriété intellectuelle y perd un peu son latin. Le mélange du fair use américain et du triple test dans un contexte du droit d’auteur continental a quelque chose de baroque. Nul doute qu’un appel sera initié.
1 Une version longue à publier dans une revue juridique est à venir
2 Ou l’on retrouve le droit moral, droit au respect ici.