À l’occasion d’un contentieux entre deux fabricants de fromages aux Pays-Bas, qui s’opposaient sur la reproduction d’une saveur, la Cour a rendu un important arrêt sur la notion d’œuvre de l’esprit et la protection par le droit d’auteur.
Les juges néerlandais faisaient valoir que, tandis que la Cour suprême des Pays-Bas considère que par principe l’odeur d’un parfum est protégeable par le droit d’auteur1, la Cour de cassation française a opté pour une solution inverse dans plusieurs arrêts. D’où l’importance d’harmoniser les solutions à l’échelon européen, le concept d’œuvre au sens de la directive 2001/29/CE étant une notion autonome du droit de l’Union2.
La Cour de justice tranche en faveur de l’exclusion d’une saveur – et donc par analogie d’un parfum – de la qualification d’œuvre :
« La directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit protégée par le droit d’auteur au titre de cette directive et à ce qu’une législation nationale soit interprétée d’une manière telle qu’elle accorde une protection par le droit d’auteur à une telle saveur ».
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour définit la notion d’« œuvre » éligible à la protection du droit d’auteur, en indiquant qu’elle implique la réunion de deux conditions :
La cour considère que c’est le second point qui fera systématiquement défaut dans le cas d’une saveur d’un produit alimentaire, dès lors que la perception d’une saveur requière de faire appel aux sensations et expériences gustatives qui sont par nature éphémères et subjectives, et que son identification précise et objective n’est pas possible par des moyens techniques « en l’état actuel du développement scientifique ».
Même si cette solution peut heurter notre sacro-saint principe d’indifférence au mérite et à la destination des œuvres (rappelé à l’article L. 112-1 du CPI), elle se justifie pleinement par la nécessité de donner un contour précis au monopole.
Elle apporte en effet une sécurité juridique souhaitable, dans l’intérêt des titulaires de droit, des autorités chargées de veiller à la protection et des opérateurs économiques qui doivent pouvoir identifier les contours du monopole revendiqué.
En outre, cela circonscrit à juste titre le concept d’œuvre, non défini en droit français ou européen, et semble implicitement aller dans le sens du courant doctrinal appelant à rechercher une forme de rattachement quelconque de l’objet protégeable avec le domaine des beaux-arts, nonobstant sa possible utilisation pour des raisons pratiques.
À contrario, l’objet pourra être éligible au titre d’autres formes de protection. Le droit des brevets peut notamment être approprié pour protéger les inventions (en l’espèce, un brevet pour la méthode de production du fromage avait d’ailleurs été accordé le 10 juillet 2012).
Cette solution renforce également le secret d’affaires (dont le régime a été précisé et renforcé par la Loi n° 2018-670 relative à la protection du secret des affaires, parue au Journal officiel n° 174 le 31 juillet 2018) comme véhicule de protection de ces objets qui, faute de précision suffisante, ne peuvent accéder à la propriété intellectuelle, ainsi que la pertinence des actions en concurrence déloyale et parasitaire en matière de saveur de produits3. Il faut également noter que les recettes, matérialisées sur un support, notamment un livre, pourraient être protégées, dès lors que l’auteur demandant la protection du droit d’auteur sur son œuvre parvient à prouver l’originalité4.
Le motif de l’arrêt mentionné est entièrement transposable au cas similaire des parfums. Les conclusions de l’avocat général Melchior Wathelet, présentées le 25 juillet dernier, mentionnaient d’ailleurs à de nombreuses reprises la protection des odeurs.
Si cette solution invite les juridictions nationales s’étant prononcées pour la protection des parfums par le droit d’auteur à un renversement jurisprudentiel concernant la protection des saveurs et des parfums, elle s’inscrit pleinement dans la logique française.
La juridiction néerlandaise de renvoi mentionnait déjà l’arrêt de la Cour de Cassation du 10 décembre 2013, ayant écarté la protection du parfum par le droit d’auteur. Une solution similaire avait précédemment été retenue pour les saveurs en France, notamment dans l’arrêt de principe Tribunal de grande instance de Paris du 30 septembre 1997, et plus récemment concernant les recettes de cuisine5.
En outre, il est intéressant de noter que l’arrêt reprend la solution envisagée en matière de marques atypiques par la cour, la CJUE ayant décidé que la protection par le droit des marques d’une odeur était possible qu’à condition que le signe :
« puisse faire l’objet d’une représentation graphique, en particulier au moyen de figures, de lignes ou de caractères, qui soit claire, précise, complète par elle-même, facilement accessible, intelligible, durable et objective »
CJUE 12 décembre 2002, Sieckmann (C‑273/00, EU:C:2002:748, point 55)
Cette exigence, qui limite la possibilité pour les odeurs et les goûts d’accéder à la protection du droit des marques, est également reprise dans le Paquet Marques6.
1 Cour Suprême des Pays-Bas, Lancôme, NL :HR :2006 :AU8940
2 Arrêt « Padawan », C‑467/08, EU:C:2010:620, point 32
3 CA Montpellier, 2e ch., 5 janv. 2016, n° 14/05768, SARL Zézette la Belle Époque c/ M. Alain S. et SARL Chips maison
4 Interprétée strictement : TGI Paris 3ème 2ème section 24 janvier 2014 RG 12/00188
5 Cour d’appel, Paris, Pôle 1, chambre 3, 12 Juin 2012 – n° 11/22371
6 Règlement n°2015/2424 et Directive n°2015/2437