Certains scrutins récents en Angleterre (Brexit) ou aux Etats-Unis (Donald Trump) ont mis en lumière l’impact électoral des rumeurs et autres fausses nouvelles distillées par internet et les réseaux sociaux. Si ce phénomène pose un réel problème à la vie démocratique, faut-il pour autant légiférer, au risque de mettre en péril la liberté d’expression ? Rappelons qu’en France seuls les abus de la liberté d’expression, strictement définis par la Loi sur la presse de 1881 (diffamation, injure), sont interdits et peuvent donner lieu à une intervention du juge judiciaire, dans un cadre procédural lui-même strict.
Considérant que ce dispositif législatif ne serait pas adapté, ni aux fake news qui peuvent ne pas relever des infractions précitées de la Loi sur la presse, ni aux nouvelles technologies qui les véhiculent, l’assemblée nationale vient d’adopter en première lecture une proposition de Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information, destinée à prévenir et sanctionner ce type de pratiques. La proposition contient plusieurs volets : l’intervention du juge judiciaire pour la diffusion de fausses informations via Internet et les réseaux sociaux en période électorale (1) ; l’intervention du CSA à l’égard des médias diffusant supposément de fausses informations (2) ; des obligations nouvelles à la charge des plateformes en ligne, afin de prévenir le risque de fausses informations.
Le Code électoral réprime déjà pénalement, à l’article 97, le fait, « à l’aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manœuvres frauduleuses », de surprendre ou détourner des suffrages, ou de déterminer un ou plusieurs électeurs à s’abstenir de voter. On sait que le candidat François Fillon avait, à l’occasion de l’affaire « Pénélope », usé de cette disposition. La proposition de loi ajoute à la notion de « fausses nouvelles », celle de « fausses informations », qu’elle définit ainsi : « toute allégation ou imputation d’un fait inexacte ou trompeuse » ; à noter que la proposition initiale visait « l’allégation ou l’imputation d’un fait dépourvue d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». On mesure, par les atermoiements du législateur, le caractère fuyant de la notion. Une certitude : la notion excède largement le champ de la diffamation, puisqu’elle n’implique pas de contenir d’allégation susceptible de porter atteinte à la réputation d’une personne. Pour le reste le flou est total. Qu’est-ce qu’une fausse information ? Une information inexacte, répond la loi de façon tautologique. Ou une information trompeuse, ce qui est très subjectif. Le texte impose au juge un raisonnement circulaire, afin de décider qu’une information est fausse parce qu’elle n’est pas vraie ou trompeuse. Concrètement, on peut penser que le juge devra apprécier si l’information reflète des faits tangibles, ou au contraire si elle ne s’appuie sur aucun élément sérieux. On n’est pas loin de l’appréciation du sérieux de l’enquête réalisée dans les procès en diffamation, mais appliqué à des sujets d’intérêt général, et non à l’honneur ou à la réputation d’une personne.
Une période dérogatoire au droit des libertés publiques et de la liberté d’expression est créée, pendant les 3 mois qui précèdent le premier jour des élections, et jusqu’au jour du scrutin, qui se traduit par des obligations de transparence ex ante, et par une procédure spéciale de référé ex post.
Ex ante, les opérateurs de plateformes en lignes seront tenus, pendant cette période, de fournir au public une information claire et transparente :
On voit que le scandale « Facebook / Cambridge Analytica » (détournement de millions de contacts Facebook à des fins de promotion de contenus d’information ayant une visée électorale) a servi de guide au législateur.
Ex post, la Loi crée un référé spécial : « lorsque de fausses nouvelles sont diffusées de manière délibérée, de manière artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne, le juge des référés peut, à la demande du ministère public, de tout candidat, de tout parti ou groupement politique, ou de toute personne ayant intérêt à agir (…) prescrire aux » fournisseurs d’hébergement, et à défaut aux fournisseurs d’accès, « toutes mesures proportionnées et nécessaires pour faire cesser cette diffusion « . Le texte précise que le juge des référés se prononce dans un délai de 48 heures à compter de la saisine, et que compétence exclusive sera accordée au Tribunal de grande instance de paris.
On voit ici les supposées « insuffisances » du droit de la presse que la proposition de Loi cherche à corriger : une procédure ultra—rapide, qui vise les intermédiaires techniques d’Internet et non les éditeurs de contenus, et un champ d’application matériel plus large que les infractions de presse comme la diffamation. Mais n’est-ce pas au prix de graves entorses à la liberté d’expression ? Le recours au juge judiciaire est en principe un garde-fou, mais celui-ci sera-t-il en mesure de correctement juger, dans de si cours délais, sur des sujets aussi sensibles et complexes ? Autre point qui fait débat : l’auteur ou l’éditeur du contenu seront absents de ce procès, et il appartiendra aux intermédiaires techniques, hébergeurs et éditeurs de réseaux sociaux, de donner un avis sur la véracité ou non du contenu auquel ils se contentent de donner accès, et le cas échéant de défendre la liberté d’expression d’un tiers. Ils seront à cet égard placés dans une situation équivalente de celle des moteurs de recherche confrontés à une demande de déréférencement fondée sur un droit à l’oubli, avec les difficultés que l’on connaît. On mesure les difficultés d’une telle procédure de référé, et il faudra faire confiance à la sagesse du juge pour ne censurer qu’avec la plus grande parcimonie.
Outre les plateformes internet et réseaux sociaux, l’autre cible de la proposition de Loi sont les médias susceptibles de diffuser de fausses informations, en particulier ceux contrôlés par des puissances étrangères. Si la Loi est adoptée en l’état, le CSA pourra refuser de conventionner une radio ou une télévision si leur diffusion présente un « risque grave d’atteinte (…) au caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée (…) ou aux intérêts fondamentaux de la Nation, dont le fonctionnement régulier de ses institutions », le texte précisant que pour apprécier ce risque, lorsque l’éditeur du service est contrôlé par un Etat étranger, le conseil peut se fonder sur d’autres services qu’il édite. On pense à certains médias russes (RT, ex « russia today »), qui ont été stigmatisés récemment, notamment par le CSA dans une mise en demeure. Sans le dire, la Loi présuppose que de tels médias sont des vecteurs de fausses informations, et qu’il convient de permettre au CSA de leur refuser l’autorisation de diffuser. Un tel pouvoir a priori est potentiellement très attentatoire à la liberté d’expression, et il conviendra que le juge administratif exerce un contrôle strict du « risque de grave atteinte » aux principes fondamentaux susvisés pour éviter toute dérive. Ce droit d’autorisation ex-ante est doublé d’un double pouvoir d’intervention ex post, dans deux cas de figures :
De façon plus surprenante, le CSA voit sa compétence élargie aux plateformes en ligne, vis-à-vis desquelles il pourra adresser des recommandations pour contribuer à la lutte contre la diffusion de fausses informations, et s’assurer du suivi de l’obligation pour lesdites plateformes de prendre des mesures en vue de lutter contre la diffusion de fausses informations. Ces plateformes sont en effet invitées à mettre en place un dispositif permettant aux utilisateurs de signaler de fausses informations, d’assurer la transparence sur leurs algorithmes, de promouvoir des contenus issus d’entreprises et d’agences de presse (supposément plus sérieux), de lutter contre les comptes propageant massivement de fausses informations, et d’informer le public sur les personnes qui sont à l’origine de telles informations. Celles dont l’activité dépasse un seuil déterminé par Décret de connexions devront également désigner un représentant légal exerçant les fonctions d’interlocuteur référent sur le territoire français pour l’application de ces obligations. Enfin, les plateformes qui recourent à des algorithmes de recommandation de contenus seront tenues de publier des statistiques sur leur fonctionnement.
Pour conclure, la lecture de la proposition de Loi laisse une impression mitigée. Sans nier le problème nouveau posé par la manipulation de l’information à travers les réseaux sociaux et les médias, on peut se demander si le véhicule législatif est approprié pour le traiter, sachant qu’il présente des risques non négligeables du point de vue des libertés publiques. A cet égard il faudra suivre l’avis du Conseil constitutionnel. Des mécanismes d’auto-régulation auraient peut-être été mieux appropriés, comme celui qu’in fine la proposition prévoit en encourageant les plateformes, les agences de presse, les sociétés de presse et les annonceurs à conclure des accords de coopération pour lutter contre le phénomène.