Les titulaires des droits de propriété intellectuelle n’accueillent généralement pas avec un grand plaisir la chute de leurs titres dans le domaine public. Pour éviter cet évènement, certains n’hésitent pas à reconstituer un monopole à l’aide d’un nouveau droit de propriété intellectuelle ou le droit de la concurrence déloyale1. Après le brevet, le droit des dessins et modèles (que l’on se souvienne des fabricants de médicaments ou des briques de LEGO). Après le droit d’auteur, le droit des marques ?
C’est à cette question tout à fait originale que la Cour de justice de l’Association européenne de libre-échange (« Cour AELE ») a dû répondre le 6 avril 20172. Peut-on enregistrer à titre de marque une œuvre tombée dans le domaine public ? Rappelons que cette juridiction est compétente pour interpréter le droit de l’Union pour 3 États membres de l’Association européenne de libre-échange (l’AELE) qui sont également membres de l’Espace économique européen (EEE) : l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.
Le litige opposait la municipalité d’Oslo à l’office des marques norvégien qui avait refusé d’enregistrer des marques déposées par ladite municipalité et représentant des sculptures de Gustav Vigeland, artiste mort en 1943, dont certaines œuvres, emblématiques de la Norvège, sont exposées dans des parcs administrés par la municipalité d’Oslo. À la date du dépôt comme marques de certaines des œuvres de Gustav Vigeland, la protection par le droit d’auteur avait expiré ou était sur le point d’expirer (la directive 2006/16/CE sur la durée de la protection n’était pas ici applicable, contrairement à la directive 2008/95/CE sur les marques).
La lecture de l’arrêt ne permet pas de savoir pour quels types de produits ou services ces marques ont été déposées.
Quoiqu’il en soit, elles ont été refusées par l’office des marques norvégien pour les motifs suivants : défaut de caractère distinctif, caractère descriptif, et signe qui donne sa valeur substantielle aux produits.
Sur recours, la chambre de recours de l’office des marques norvégien a ajouté un nouveau motif de refus, à savoir la contrariété avec l’ordre public et les bonnes mœurs, qui seul nous intéressera dans le cadre de cette brève.
C’est dans ce contexte que la chambre de recours a posé des questions à la cour AELE portant sur l’interprétation de l’article 3 de la directive 2008/95/CE.
Sur cette question de l’éventuelle contrariété à l’ordre et les bonnes mœurs (et elle seule), la Cour AELE pose un principe, l’accompagne de deux exceptions et deux précisions sur la portée de son interdiction. C’est dans cet ordre qu’il faut présenter cette décision inédite.
Le principe est le suivant :
« (1) L’enregistrement comme marque d’un signe consistant en une œuvre pour laquelle la durée de protection par un droit d’auteur a expiré n’est pas, en soi, contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous f), de la directive 2008/95/CE ».
La solution se comprend aisément. Le droit des marques a un objet bien différent du droit d’auteur. Il est gouverné par le principe de spécialité (et encadré par des fonctions précises) de telle sorte que la protection sera moins étendue que celle accordée pour une œuvre de l’esprit. Ce principe est assorti de deux exceptions, l’une sur le fondement des bonnes mœurs, l’autre sur celui de l’ordre public.
Sur le fondement des bonnes mœurs, la cour AELE juge, au point 92, inopportune, l’appropriation de :
« certaines œuvres d’art qui ont acquis un statut particulier en tant que pièces majeures de l’héritage culturel d’une nation, ou en tant qu’emblème de souveraineté ou des valeurs et fondations de la nation. L’enregistrement à titre de marque peut être considéré comme un détournement ou une désacralisation de l’œuvre d’un artiste, en particulier si cet enregistrement concerne des produits ou services en contradiction avec les valeurs dudit artiste ou du message porté par l’œuvre d’art en question. Dans ces conditions, il ne peut être exclu que l’enregistrement comme marque d’une œuvre d’art soit perçu par le public des États de l’AELE comme offensant et, partant, comme contraire aux bonnes mœurs ».
Deux points sont en réalité exprimés ici :
Le premier est que l’on ne peut s’approprier certaines choses communes, comme le dit notre article 714 du Code civil (très peu sollicité, comme on le sait). Imagine-t-on une œuvre d’art caractéristique d’une nation, « La liberté guidant le peuple », d’Eugène Delacroix, par exemple, être déposé à titre de marque d’un produit technologique révolutionnaire ?
Le second point vise plus particulièrement l’hypothèse où le produit ou le service dévalorise l’œuvre de l’artiste. Notre collègue Christophe Caron y voit un hommage au droit au respect de l’œuvre de l’auteur et s’étonne que l’on puisse confier sa défense à d’autres personnes que les héritiers. La solution, tout au contraire, accuse selon nous l’idée de dégénérescence du droit moral post mortem, celui-ci se transformant avec le temps, en un instrument de défense d’un patrimoine culturel3.
Sur le fondement de l’ordre public, la cour AELE souligne au point 94 que la notion d’ordre public ne se réfère qu’aux principes et normes considérés comme présentant un « intérêt fondamental pour l’État et la société dans son ensemble ».
Il faut donc établir que le signe déposé représente une « menace sérieuse » pour qu’il soit refusé à l’enregistrement.
Nous avouons éprouver quelques difficultés à illustrer concrètement cette contrarié à l’ordre public. Tout au plus pouvons-nous observer que cette définition de l’ordre public4 nous éloigne considérablement de la conception retenue en France dans le cadre de l’article 711-3 b) du CPI. Que l’on se souvienne des jurisprudences Cannabia5, Putamadre6 ou plus récemment de la décision de l’INPI à propos de « Je suis Charlie ».
In fine la cour AELE ajoute deux précisions pour limiter son interdiction. L’atteinte à l’ordre public ou aux bonnes mœurs peut ne pas être caractérisée lorsque, d’une part, des œuvres d’art sont précisément créées pour être déposées à titre de marque et, d’autre part, lorsque le signe déposé comme marque se distingue de l’œuvre originale par des éléments additionnels de nature à transformer cette dernière et à créer une distance suffisante avec elle (pt 98). Deux réserves tout à fait naturelles.
1 Sur cette problématique voir S. Choisy, "La réappropriation du domaine public par le droit de la propriété intellectuelle", Com. com. électr. 2002 Etude 11.
2 Pour des commentaires voir A. Folliard-Montguiral Propr. Ind. 2017 comm. 38 et Ch Caron Com. com. électr. Comm 79.
3 Sur cette idée voir M. Vivant et J.-M Bruguière "Droit d’auteur et droits voisins", Précis Dalloz 3° éd. 2016 § 454.
4 Sur le jeu de l’ordre public dans le droit de la propriété intellectuelle voir J.-M Bruguière "Les grands arrêts de la propriété intellectuelle", Dalloz 2015 2° éd. n° 5 (dir. M. Vivant).
5 CA Paris 18 octobre 2000 JurisData n°2000-129005.
6 Cass. com. 29 mars 2011 n° 10-12046, Propriétés intellectuelles 2011 n°40 p. 325 obs. M. Sabatier.