Le drame de la semaine dernière et l’émotion qu’il a suscité ont légitimement mis la liberté d’expression au cœur du débat public. Au prix, parfois, de formules incantatoires et approximatives.
On le sait, les caricatures publiées dans Charlie Hebdo ayant motivé l’un des attentats avaient, il y a quelques années, donné lieu à un procès engagé par des associations religieuses.
Il est important de relire les décisions rendues dans ce procès, à l’aune de ces évènements, car elles montrent que la liberté d’expression ne tient pas seulement dans l’énoncé d’un principe abstrait qui serait sans limites, mais surtout dans l’encadrement de ses abus, énumérés pour la plupart dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui est au cœur de notre système républicain. Au nombre de ces abus figure « l’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes à raison de de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race, ou une religion déterminée ».
Trois caricatures publiées par Charlie Hebdo étaient poursuivies. Pour considérer que ces caricatures ne constituaient pas ce délit d’injure, le Tribunal puis la Cour d’appel de Paris ont entendu les parties, pesé les arguments à charge et à décharge, et finalement jugé dans les termes très mesurés des décisions jointes. Voici quelques-uns des « attendus » du jugement du 22 mars 2007, confirmé en appel, le 12 mars 2008.
Tout d’abord l’énoncé du principe :
« Attendu qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou des objets de vénération religieuse ; que le blasphème, qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé, à la différence de l’injure, dès lors qu’elle constitue une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personne en raison de leur appartenance religieuse.
Attendu qu’il résulte de ces considérations que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain ».
Puis, à l’aune de ce principe, l’énoncé de ce qu’est une caricature et la reconnaissance de sa fonction sociale et politique :
« Attendu que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique, que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière du mot d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au débat ».
La prise en compte du contexte de la publication :
« Attendu que, relativement à la publication des caricatures de Mahomet, CHARLIE HEBDO ne s’est pas prévalu d’un objectif d’information du public sur un sujet d’actualité, mais a clairement revendiqué un acte de résistance à l’intimidation et de solidarité envers les journalistes menacés ou sanctionnés, en prônant « la provocation et l’irrévérence » et en se proposant ainsi de tester les limites de la liberté d’expression ; que cette situation rend CHARLIE HEBDO peu suspect d’avoir, comme le prétendent les parties civiles, été déterminé à publier ces caricatures dans une perspective mercantile, au motif qu’il s’agissait d’un numéro spécial ayant fait l’objet d’un tirage plus important et d’une durée de publication plus longue qu’à l’ordinaire ».
Et enfin une conclusion, au sujet de la caricature qui pouvait le plus prêter à discussion, à savoir celle du prophète Mahomet coiffé d’une bombe :
« Attendu qu’ainsi, en dépit du caractère choquant voire blessant de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal CHARLIE HEBDO apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant au débat public d’intérêt général au sujet des dérives des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion ».
Cette conclusion sonne aujourd’hui, après coup, à la fois comme une profession de foi pour CHARLIE HEBDO -qui revendique le « droit au blasphème« , toutes religions confondues- mais malheureusement aussi, comme une sinistre prophétie.