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Actualité
16/1/14

Oublier le droit à l'oubli

Il y a fort longtemps (vraisemblablement à partir du IVième siècle avant Jésus Christ), une coutume romaine permit aux magistrats romains de laisser à leur mort un masque de cire à leur effigie. Ce masque était alors gardé dans l’atrium de la maison et défilait lors des funérailles familiales. Les magistrats qui étaient accusés de trahison publique étaient exposés à la damnatio memoriae (condamnation de la mémoire). Les masques funéraires étaient détruits, les noms gravés sur les édifices, effacés ; les statues retirées. Les ennemis publics étaient condamnés à l’oubli1

Aujourd’hui, sur l’internet, la damnatio memoriae revêt un autre visage : l’oubli numérique. Certains internautes supportent en effet assez mal de voir ressurgir un passé trouble en raison des moteurs de recherche. Ils demandent en conséquence à ces puissants opérateurs d’effacer toutes traces numériques. Le droit à l’oubli est plus généralement réclamé par ceux qui aspirent à une certaine tranquillité numérique (car tout le monde n’a pas été condamné pour escroquerie dans le passé ou tourné un film pornographique…). L’usage des nouvelles technologies par l’internaute révèle en effet aujourd’hui des traits de sa personnalité. Les cartes à puces, les téléphones portables, les tablettes… mettent à jour de nombreuses traces numériques qui sont autant de fragments de personnalités2. Cette économie de la traçabilité fait le bonheur de certains opérateurs économiques comme les régies publicitaires qui sondent nos comportements pour proposer des produits commerciaux ciblés3.

L’on comprend pourquoi dans ces conditions un droit à l’oubli numérique est aujourd’hui fortement revendiqué. Forçant un peu les textes certains juges4 n’ont pas hésité d’observer que :

« (…) si l’oubli procédait jadis des faiblesses de la mémoire humaine, de sorte qu’il n’y avait pas à consacrer un « droit à l’oubli » la nature y pourvoyant, la société numérique, la libre accessibilité des informations sur Internet, et les capacités sans limites des moteurs de recherche changent considérablement la donne et justifient pleinement qu’un tel droit soit aujourd’hui revendiqué, non comme un privilège qui s’opposerait à la liberté d’information, mais comme un droit humain élémentaire à l’heure de la société de conservation et d’archivage numérique sans limite de toute donnée personnelle et de l’accessibilité immédiate et globalisée à l’information qui caractérisent les technologies contemporaines et la fascinante insouciance qu’elles suscitent »5.

Cette décision, admirable à bien des égards, montre bien qu’aucun texte ne reconnaît aujourd’hui directement ce droit à l’oubli. Les choses seront peut-être différentes demain avec le droit à l’oubli numérique. Une proposition de Règlement sur les données personnelles du 25 janvier 2012 institue ainsi dans son article 17 un « droit à l’oubli numérique et à l’effacement », encore que dans son dernier état, il est important de le souligner, le droit à l’oubli numérique est désigné par le seul droit à l’effacement (right to erasure)6.

L’internaute a ainsi « le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement des données à caractère personnel le concernant et la diffusion de ces données » pour plusieurs raisons. Il est possible, tout d’abord, que « les données ne sont plus nécessaires au regard des finalités pour lesquelles elles ont été collectées et traitées » (article 17 & 1 a). La personne, ensuite, peut retirer « son consentement sur lequel est fondé le traitement le traitement » ou « lorsque le délai de conservation autorisé a expiré et qu’il n’existe pas d’autre motif légal au traitement de donnée (article 17 & 1 b). Enfin le droit d’oubli joue lorsque la personne s’oppose au traitement (article 17 & 1 c), en vertu d’une décision définitive d’une juridiction ou d’une autorité de contrôle (d) ou lorsque les données ont été traitées de façon illégale (e).

Ce droit à l’oubli numérique au-delà des slogans législatifs, des incantations judiciaires ou des disputes doctrinales semble comporter un objet juridique difficilement opératoire. Sa nature est par ailleurs bien imprécise. Voilà pourquoi ce droit à l’oubli devrait être… oublié (ou rebaptisé).

L'objet de ce Droit à l'oubli

L’oubli, pour aller à l’essentiel, est en effet un objet de droit particulièrement fuyant.  Factuellement l’oubli est une chimère. Les adeptes du « vivons heureux, vivons cachés » éprouveront beaucoup de difficultés à dissimuler les fragments de leur personnalité sur l’internet. Certains ne souhaitent d’ailleurs nullement vivre dans l’oubli, exposant tout au contraire toutes les facettes de leur vie privée. Privacy paradox…. En droit, l’oubli est un objet difficilement opératoire. L’oubli est en effet une quête juridique aussi difficile à atteindre que le bonheur, par exemple, que l’on trouve  visé au hasard de la constitution américaine.

Le droit à l’oubli numérique renvoi en réalité au droit de demander l’effacement des données personnelles. C’est du moins ainsi que le projet de Règlement données personnelles l’envisage désormais à l’article 17 (right to erasure). En l’état de notre droit positif, ce droit à l’effacement passe par le droit d’accorder des mesures de désindexation sur le fondement du droit d’opposition de l’article 38 de la loi informatique fichiers et libertés. La désindexation par décision judiciaire suppose un « motif légitime » qui se caractérisera par une atteinte à l’honneur, une atteinte à la dignité ou une atteinte à la vie privée comme cela a été jugé plusieurs fois en France. C’est ainsi que Google a été condamné à désindexer le nom patronymique et le prénom d’une femme qui avait par le passé tourné dans des films pornographiques7. Nous avons vu plus haut que le droit à l’effacement pouvait être demandé dans plusieurs situations différentes : retrait du consentement, expiration du délai de conservation des données…Encore faut-il préciser que ce droit à l’effacement n’existe pas véritablement. La désindexation à laquelle l’on parvient in fine n’entraine pas la disparition de l’information qui peut toujours être trouvée sur l’Internet. Tout au plus y a-t-il aménagement de l’accessibilité par les mots clés dans les moteurs de recherche.

Une analyse rigoureuse montre donc bien que l’objet du droit à l’oubli est en réalité fortement réduit.

Qu’en est-il de la nature de ce « droit » ?

Le droit à l’oubli numérique, à l’examen, présente une nature bien imprécise. Contrairement à ce que l’expression du « droit à » laisse penser, nous ne sommes pas en effet en présence d’un droit subjectif. En conséquence, il est vain d’en demander la réparation en suivant le modèle du droit au respect de la vie privé ou du droit à l’image qui sont de véritables subjectifs.

Le droit positif de la loi informatique fichiers et libertés ou le droit prospectif du projet de Règlement données personnelles consacrent un droit d’opposition, un droit d’exiger le respect de la finalité du traitement ou de la durée de conservation des données. Or tous ces droits représentent des prérogatives conférées par le droit objectif. C’est bien en effet la « loi » qui détermine les conditions du droit d’opposition ou la durée de conservation des données. L’on ne peut donc parler ici de droit subjectif. Seul le droit de retirer « son consentement sur lequel est fondé le traitement » peut se rattacher à un droit subjectif encore qu’il faille certainement aller plus loin dans l’analyse. Plutôt que de consacrer un irréaliste droit de propriété de l’internaute sur ses données personnelles, comme certains le demandent, ce mécanisme révèle la volonté de mettre l’internaute à l’écart d’une trop forte pression promotionnelle. Le droit de retrait est le droit de se retirer de l’espace marchand dans l’économie numérique. Un droit à ne pas subir de « pollution » publicitaire suite à la captation de données personnelles. Ou alors  plus simplement, un droit de circuler librement sur l’Internet.

Jean-Michel BRUGUIERE

1 Sur cette coutume cf C. Badel, Une énigme juridique : le jus imaginis romain in Images et droit, Rome, Ecole française de Rome, 2/3 décembre 2013 Actes à paraître

2 Sur cette approche, J. Rochfeld La vie tracée ou le code civil doit-il protéger la présence numérique des personnes ? Mélanges Jean Hauser LexisNexis Dalloz 2012

3 B. Auroux, La publicité ciblée sur Internet à l’épreuve du droit des données à caractère personnel in L’entreprise à l’épreuve du droit de l’Internet. Quid novi ? Colloque du CUERPI, 6 décembre 2013 Actes à paraître.

4 Certains en effet car tous n’adoptent pas une telle position. Voir ne ce sens TGI Paris 14 janvier 2013 n°RG 11/03875 qui souligne clairement que le droit à l’oubli (ici général) n’existe pas.

5 TGI Paris ord. réf. 25 juin 2009 n°RG 09/55437. Pour la petite histoire, le magistrat ayant rendu cette décision, Joël Boyer, a rempli auparavant les fonctions de secrétaire général de la CNIL. Ceci explique peut être cela.

6 Le 21 octobre 2013, le Parlement européen a en effet par le biais de la Commission « Libertés civiles, justices et affaires intérieures » voté un nouveau projet de règlement visant à renforcer les droits du citoyen.

7 TGI Paris, ord. réf., 15 février 2012, legalis.net

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